Dumas
Alexandre Dumas pere 1802-1870
"Le maitre d'armes", 1840
RETOUR
Une maison de bains
. Enchante du nouvel arrangement que je venais de prendre, je retournais du canal Catherine a lAmiraute lorsque, sans songer que ce jour etait le saint jour du dimanche, il me prit lenvie dentrer dans un bain a vapeur. Javais beaucoup entendu parler, en France, de ces sortes detablissements, de sorte que, passant devant une maison de bains, je resolus de profiter de loccasion. Je me presentai a la porte; moyennant deux roubles et demi, cest-a dire cinquante sous de France, on me remit une carte dentree et je fus introduit dans une premiere chambre ou lon se deshabille : cette chambre est chaufee a la temperature ordinaire.
Pendant que je me devetissais en compagnie dune douzaine dautres personnes, un garcon vint me demander si javais un domestique et, sur ma reponse negative, sinforma de quel age, de quel prix et de quel sexe je desirais la personne qui devait me frotter. Une telle demande necessitait une explication ; je la provoquai donc, et jappris que des enfants et des hommes attaches a letablissement se tenaient toujours prets a vous rendre service et que, quant aux femmes, on les envoyait chercher dans une maison voisine.
Une fois le choix fait, la personne, quelle queelle fut, sur laquelle il setait arrete, se mettait nue comme le baigneur, et entrait avec lui dans seconde chambre, chaffee a la temperature du sang. Je restai un instant muet detonnement ; puis, la curiosite lemportant sur la honte, je fis choix du garcon meme qui mavait parle. A peine lui-eus-je manifiste ma preference quil alla prendre a un clou une poignee de verges et en un instant se trouva aussi nu que moi.
Alors il ouvrit une porte et me poussa dans la seconde chambre.
Je crus que quelque nouveau Mephistopheles mavait conduit, sans que je men doutasse, au sabbat.
Que lon se figure trois cents personnes parfaitement nues, de tout age, de tout sexe, hommes, femmes, enfants, vieillards, dont la moitie fouette lautre, avec de cris, des rires, des contorsions etranges, et cela sans la moindre idee de pudeur. Cest quen Russie le peuple est si meprise que lon confond ses habitudes avec celles des animaux, et que la police ne voit que des accouplements avantageux a la population et par consequent a la fortune des nobles, dans un libertinage qui commence a la prostitution et qui ne sarrete pas meme a linceste.
Au bout de dix minutes, je me plaignis de la chaleur ; je rentrai dans la premiere chambre ; je me rhabillai et, jetant deux roubles a mon frotteur, je me sauvai revolte dune pareille demoralisation qui, a Saint-Peterbourg, parait si naturelle parmi les basses classes que personne ne men avait parle.


Glace russe
...... Les premiers jours ou Saint-Petersbourg eut revetu sa blanche robe d'hiver furent pour moi des jours de curieux spectacle, car tout etait nouveau. Je ne pouvais surtout me lasser d'aller en traineau ; car il y a une volupte extreme a se sentir entraine sur un terrain poli comme une glace par des chevaux qu'excite la vivacite de l'air, et qui, sentant a peine le poids de leur charge, semblent voler plutot que courir. Ces premiers jours furent d'autant plus agreables pour moi, que l'hiver, avec une coquetterie inaccoutumee, ne se montra que petit a petit, de sorte que j'arrivai, grace a mes pelisses et a mes fourrures, jusqu'a vingt degres presque sans m'en etre aperu ; a douze degres la Neva avait commence de prendre.
J'avais tant fait courir mes malheureux chevaux, que mon cocher me declara un matin que si je ne leur laissais pas quarante-huit heures au moins de repos, au bout de huit jours ils seraient tout a fait hors de service. Comme le ciel etait trs beau, quoique l'air fut plus vif que je ne l'avais encore senti, je me decidai a faire mes courses en me promenant. Je m'armai de pied en cap contre les hostilites du froid ; je m'enveloppai d'une grande redingote d'astrakan, je m'enfonai un bonnet fourre sur les oreilles, je roulai autour de mon cou une cravate de cachemire, et je m'aventurai dans la rue, n'ayant de toute ma personne que le bout du nez a l'air.
D'abord tout alla a merveille ; je m'etonnai meme du peu d'impression que me causait le froid, et je riais tout bas de tous les contes que j'en avais entendu faire ; j'etais, au reste, enchante que le hasard m'eut donne cette occasion de m'acclimater. Neanmoins comme les deux premiers ecoliers chez lesquels je me rendais, monsieur de Bobrinski et monsieur de Narinskin n'etaient point chez eux, je commenais a trouver que le hasard faisait trop bien les choses, lorsque je crus remarquer que ceux que je croisais me regardaient avec une certaine inquietude, mais, cependant, sans me rien dire. Bientot un monsieur, plus causeur, a ce qu'il parait, que les autres, me dit en passant : Noss ! Comme je ne savais pas un mot de russe, je crus que ce n'etait pas la peine de m'arreter pour un monosyllabe, et je continuai mon chemin. Au coin de la rue des Pois, je rencontrai un ivoschik qui passait ventre a terre en conduisant son traineau ; mais si rapide que ft sa course, il se crut oblige de me parler a son tour, et me cria : Noss, Noss !
Enfin, en arrivant sur la place de l'Amiraute, je me trouvai en face d'un moujick, qui ne me cria rien du tout, mais qui, ramassant une poignee de neige, se jeta sur moi, et avant que j'eusse pu me debarrasser de tout mon attirail, se mit a me debarbouiller la figure et a me frotter particulierement le nez de toute sa force. Je trouvai la plaisanterie assez mediocre, surtout par le temps qu'il faisait, et tirant un de mes bras d'une de mes poches, je lui allongeai un coup de poing qui l'envoya rouler a dix pas.
Malheureusement ou heureusement pour moi, deux paysans passaient en ce moment qui, apres m'avoir regarde un instant, se jetrent sur moi, et malgre ma defense me maintinrent les bras, tandis que mon enrage moujick ramassait une autre poignee de neige, et comme s'il ne voulait pas en avoir le dementi se precipitait de nouveau sur moi. Cette fois profitant de l'impossibilite ou j'etais de me defendre il se mit a recommencer ses frictions Mais, si j'avais les bras pris, j'avais la langue libre ; croyant que j'etais la victime de quelque meprise ou de quelque guet-apens, j'appelai de toute ma force au secours. Un officier accourut et me demanda en franais a qui j'en avais.
- Comment, Monsieur, m'ecriai-je en faisant un dernier effort et en me debarrassant de mes trois hommes qui, de l'air le plus tranquille du monde, se remirent a continuer leur chemin, l'un vers la Perspective, et les deux autres du cote du quai Anglais ; vous ne voyez donc pas ce que ces droles me faisaient ?
- Que vous faisaient-ils donc ?
- Mais ils me frottaient la figure avec de la neige. Est-ce que vous trouveriez cela une plaisanterie de bon gout, par hasard, avec le temps qu'il fait ?
- Mais Monsieur, ils vous rendaient un enorme service, me repondit mon interlocuteur en me regardant, comme nous disons, nous autres Franais, dans le blanc des yeux.
- Comment cela ?
- Sans doute, vous aviez le nez gele.
- Misericorde ! m'ecriai-je en portant la main a la partie menacee.
- Monsieur, dit un passant en s'adressant a l'interlocuteur, monsieur l'officier, je vous previens que votre nez gele.
- Merci, Monsieur, dit l'officier comme si on l'eut prevenu de la chose la plus naturelle du monde et, se baissant il ramassa une poignee de neige, et se rendit a lui-meme le service que m'avait rendu le pauvre moujick, que j'avais si brutalement recompense de son obligeance.
- C'est-a-dire alors, Monsieur, que sans cet homme...
- Vous n'auriez plus de nez, continua l'officier en se frottant le sien.
- Alors, Monsieur, permettez !..
Et je me mis a courir apres mon moujick, qui, croyant que je voulais achever de l'assommer se mit a courir de son cote ; de sorte que, comme la crainte est naturellement plus agile que la reconnaissance, je ne l'eusse probablement jamais rattrape, si quelques personnes, en le voyant fuir et en me voyant le poursuivre, ne l'eussent pris pour un voleur, et ne lui eussent barre le chemin.
Lorsque j'arrivai, je le trouvai parlant avec une grande volubilite, afin de faire comprendre qu'il n'etait coupable que de trop de philanthropie ; dix roubles que je lui donnai expliquerent la chose. Le moujick me baisa les mains et un des assistants, qui parlait franais m'invita a faire desormais plus d'attention a mon nez. L'invitation etait inutile ; pendant tout le reste de ma course je ne le perdis pas de vue.
J'allais a la salle d'armes de monsieur Siverbruk, ou j'avais rendez-vous avec monsieur de Gorgoli, qui m'avait ecrit de venir l'y trouver. Je lui racontai l'aventure qui venait de m'arriver comme une chose fort extraordinaire ; alors il s'informa si d'autres personnes ne m'avaient rien dit avant que le pauvre moujick se devouat. Je lui repondis que deux passants m'avaient fort regarde, et, en me croisant, m'avaient crie : Noss ! Noss !
Eh bien ! me dit- il, c'est cela, on vous criait de prendre garde a votre nez. C'est la formule ordinaire ; une autre fois tenez-vous donc pour averti.
Monsieur de Gorgoli avait raison, et ce n'est pas precisement pour le nez ou pour les oreilles qu'il y a le plus a craindre a Saint-Petersbourg, attendu que, si vous ne vous apercevez pas que la gelee les gagne, le premier passant le volt pour vous et vous previent presque toujours a temps pour porter remede au mal. Mais, lorsque malheureusement le froid s'empare de quelque autre partie du corps cachee par les vetements, comme l'avis devient impossible, voue ne vous en apercevez que par l'engourdissement de la partie affectee, et alors il est souvent trop tard.
Commentaires
Page suivante>>>


Хостинг от uCoz